23
C’était toujours la canicule.
Wallander constata qu’on était déjà en plein été et qu’il ne s’en était même pas rendu compte. Il descendit du commissariat vers le centre-ville et arriva devant l’hôpital, trempé de sueur.
Quand il avait eu le message de Svedberg au retour de Malmö, il n’était même pas entré dans le hall du commissariat. Il était resté immobile à côté de sa voiture comme s’il avait d’un seul coup perdu tous ses repères, puis il avait prié Ann-Britt Höglund de faire un rapport aux autres pendant qu’il irait à pied jusqu’à l’hôpital où la fille de Carlman était en train de mourir. Il était parti sans attendre sa réponse. À ce moment-là, dans la côte, il avait commencé à suer à grosses gouttes, il s’était rendu compte que l’été était là et s’annonçait long, chaud et sec. Il n’avait pas vu Svedberg qui l’avait croisé en voiture en lui faisant des signes. Il marchait la tête baissée, le regard fixé sur le trottoir. Cette fois, il avait tenté de mettre à profit la courte distance entre le commissariat et l’entrée de l’hôpital pour creuser une idée qu’il venait d’avoir et dont il ne savait que faire. Le point de départ en était simple. Dans un laps de temps très court, en moins de dix jours, une fille s’était immolée par le feu dans un champ de colza, une autre avait tenté de se suicider après le meurtre de son père et une troisième, dont le père avait lui aussi été assassiné, avait disparu dans la nature. Toutes trois étaient très jeunes. Deux d’entre elles avaient été les victimes indirectes du même meurtrier, tandis que la troisième avait été son propre bourreau. Ce qui les distinguait, c’était que la fille du champ de colza n’avait rien à voir avec les deux autres. Mais dans la tête de Wallander, c’était comme s’il endossait pour le compte de sa génération une responsabilité personnelle de tous ces événements, responsabilité renforcée par son impression d’être un mauvais père pour sa propre fille Linda. Wallander se dévalorisait facilement. Il lui arrivait alors d’être écrasé, absent, plein d’une mélancolie sur laquelle il pouvait à peine mettre des mots. Souvent, il en résultait une période d’insomnie. Mais comme il lui fallait continuer à fonctionner, en tant que policier d’une petite ville et responsable d’une équipe d’enquêteurs, il tenta de secouer cette inquiétude et de remettre de l’ordre dans ses idées pendant cette brève promenade.
Dans quel monde vivait-il ? Un monde où des jeunes gens s’immolaient par le feu ou tentaient de se suicider. Son époque était bien celle de l’échec. Ce en quoi ils avaient cru, ce qu’ils avaient construit, s’était révélé moins solide que prévu. Ils avaient cru bâtir une maison alors qu’ils n’avaient fait qu’élever un monument à la gloire de valeurs déjà dépassées, à moitié oubliées. Aujourd’hui, la Suède s’effondrait, tout autour de lui, comme un gigantesque assemblage d’étagères. Personne ne savait quels menuisiers attendaient dans l’entrée pour en monter de nouvelles. Personne ne savait non plus de quoi auraient l’air ces nouvelles étagères. Tout était très vague, en dehors du fait que c’était l’été et qu’il faisait chaud. Les jeunes gens se suicidaient ou tentaient de le faire. Les gens vivaient pour oublier, et non pour se souvenir. Les logements devenaient des tanières au lieu d’être des foyers. Et les policiers restaient muets, dans l’attente du moment où leurs locaux de garde à vue seraient confiés à d’autres hommes, avec d’autres uniformes, les employés des sociétés privées de gardiennage.
Wallander épongea la sueur de son front. Ça suffisait comme ça. Ce qu’il pouvait supporter avait des limites. Il pensa au garçon assis à côté de sa mère, les yeux aux aguets. Il pensa à Linda, et pour finir il ne sut plus à quoi il pensait.
Il était presque arrivé devant l’hôpital. Svedberg l’attendait sur les marches. Soudain, Wallander chancela et faillit tomber, comme pris de vertige. Svedberg fit un pas vers lui et lui tendit la main. Mais il repoussa la main tendue et ils montèrent tous deux les marches qui menaient à l’hôpital. Svedberg avait mis une casquette amusante, mais bien trop grande, pour se protéger du soleil. Wallander marmonna quelques mots inaudibles et l’entraîna dans la cafétéria, à droite de l’entrée. Des gens pâles, dans des fauteuils roulants ou se traînant avec des déambulateurs, buvaient une tasse de café en compagnie d’amis ou de parents compatissants dont la seule envie était de ressortir au soleil et d’oublier l’hôpital, la mort et la misère. Wallander acheta un café et un sandwich, Svedberg se contenta d’un verre d’eau. Wallander se rendait bien compte du caractère déplacé de cette pause repas alors que la fille de Carlman était en train de mourir. Mais c’était sa manière de se protéger contre tout ce qui se passait en ce moment autour de lui. La pause café était son dernier rempart. Son dernier combat, quel qu’il soit, se déroulerait dans un recoin où il aurait vérifié auparavant qu’il y avait du café.
— C’est la veuve de Carlman qui a téléphoné, dit Svedberg. Elle était complètement défaite.
— Qu’est-ce que sa fille a fait ?
— Elle a avalé des cachets.
— Comment ça s’est passé ?
— Quelqu’un l’a trouvée par hasard. Elle était dans un coma profond. Son pouls ne battait presque plus. Elle a eu un arrêt cardiaque en arrivant à l’hôpital. Elle va très mal. Ce qui veut dire que tu n’as aucune chance de pouvoir lui parler.
Wallander hocha la tête. C’était pour, son propre compte qu’il avait fait cette promenade jusqu’à l’hôpital.
— Qu’a dit sa mère ? A-t-on retrouvé une lettre ? Une explication ?
— Apparemment, personne ne s’y attendait.
Wallander repensa à la gifle qu’elle lui avait donnée.
— Elle avait l’air d’avoir perdu totalement le contrôle d’elle-même la dernière fois que je l’ai vue. Elle n’a vraiment rien laissé ?
— En tout cas, sa mère n’a rien dit.
Wallander réfléchit.
— Rends-moi un service. Va là-bas et exige de savoir si elle a laissé une lettre ou non. S’il y a quelque chose, examine-le bien.
Ils sortirent de la cafétéria. Wallander rentra au commissariat avec Svedberg. Il pourrait tout aussi bien téléphoner à un médecin de l’hôpital pour prendre des nouvelles.
— Je t’ai posé un papier sur ton bureau, dit Svedberg. J’ai téléphoné à la journaliste et au photographe qui ont rendu visite à Wetterstedt le jour de sa mort et je les ai interrogés.
— Ça a donné quelque chose ?
— Ça ne fait que confirmer ce que nous pensions. Que Wetterstedt était comme d’habitude. Il ne semblait pas peser sur lui de menace particulière. Rien dont il ait eu conscience, apparemment.
— Selon toi, ce n’est pas vraiment la peine que je lise ton compte rendu ?
Svedberg haussa les épaules.
— Deux paires d’yeux valent mieux qu’une.
— Je n’en suis pas convaincu.
— Ekholm est en train de mettre la dernière main à son profil psychologique, dit Svedberg.
Wallander répondit par un marmonnement inaudible.
Svedberg déposa Wallander devant le commissariat et repartit aussitôt pour interroger la veuve de Carlman. Wallander prit quelques messages au passage. C’était encore une nouvelle à la réception. Il demanda où se trouvait Ebba, on lui répondit qu’elle était à l’hôpital pour faire retirer son plâtre du poignet. J’aurais pu passer la voir, se dit Wallander. Puisque j’y étais. Si tant est que ça ait un sens d’aller à l’hôpital voir quelqu’un qui se fait retirer un plâtre.
Il regagna son bureau et entrouvrit la fenêtre. Sans s’asseoir, il parcourut les papiers dont Svedberg avait parlé. Soudain, il se rappela qu’il avait aussi demandé à voir les photographies. Où étaient-elles ? Sans pouvoir maîtriser sa colère, il chercha le numéro de téléphone portable de Svedberg et l’appela.
— Les photos ? demanda-t-il. Où sont-elles ?
— Elles ne sont pas sur ton bureau ? demanda Svedberg avec étonnement.
— Il n’y a rien ici.
— Alors elles sont sur le mien. J’ai dû les oublier. Elles sont arrivées par le courrier aujourd’hui.
Les photographies étaient dans une enveloppe marron posée sur le bureau de Svedberg. Wallander s’assit dans le fauteuil de Svedberg et les étala sur le bureau rangé avec un soin maniaque. Wetterstedt posait chez lui, dans le jardin, et sur la plage. Sur une des photos on devinait, dans le fond, la barque retournée. Wetterstedt souriait au photographe. Ses cheveux gris qu’on allait bientôt lui arracher du crâne étaient ébouriffés par le vent. Les photographies, qui dégageaient une impression d’équilibre et d’harmonie, montraient un homme qui semblait avoir accepté son âge. Rien ne pouvait laisser deviner ce qui allait bientôt se passer. Au moment où les clichés avaient été pris, Wetterstedt n’avait que quinze heures à vivre tout au plus. Wallander continua à examiner les photos pendant quelques minutes puis les remit dans l’enveloppe et repartit vers son bureau. Mais, changeant d’avis, il s’arrêta devant la porte du bureau d’Ann-Britt Höglund, qui était ouverte comme d’habitude.
Elle regardait des papiers.
— Je te dérange ? demanda-t-il.
— Pas du tout.
Il s’assit dans le fauteuil. Ils échangèrent quelques mots à propos de la fille de Carlman.
— Svedberg est en quête d’une lettre d’adieu, dit Wallander. Si tant est qu’il y en ait une.
— Elle devait être très proche de son père, remarqua Ann-Britt.
Wallander ne répondit pas. Il changea de sujet de conversation.
— Quand nous sommes allés voir la famille Fredman, as-tu remarqué quelque chose de bizarre ?
— De bizarre ?
— Comme un vent froid qui aurait traversé la pièce ?
Il regretta aussitôt ses paroles. Ann-Britt fronça les sourcils, comme s’il avait dit quelque chose de déplacé.
— Tu n’as pas remarqué qu’ils répondaient de manière évasive quand j’ai posé des questions sur Louise ? précisa-t-il.
— Non. Par contre, j’ai remarqué que toi, tu avais changé de comportement à ce moment-là.
Il expliqua le sentiment qu’il avait eu. Elle réfléchit et essaya de se souvenir avant de répondre.
— Tu as peut-être raison. Maintenant qu’on en parle, ils avaient l’air aux aguets. Un vent froid, comme tu dis.
— La question est de savoir si cette impression est valable pour les deux ou seulement pour l’un des deux, dit Wallander, d’un air sombre.
— Tu crois ?
— Je ne sais pas. Je parle d’une impression que j’ai eue.
— Si je me souviens bien, le garçon a commencé à répondre aux questions que tu posais à sa mère.
Wallander hocha la tête.
— Exactement. Je me demande pourquoi.
— Cela dit, est-ce vraiment important ?
— C’est sûr. J’ai tendance à me polariser sur des détails sans importance. Mais quoi qu’il en soit, j’ai envie de parler avec cette fille.
Cette fois, c’est Ann-Britt Höglund qui changea de sujet de conversation.
— Ça me fait froid dans le dos quand je pense aux paroles d’Annette Fredman. Qu’elle se sentait soulagée à l’idée que son mari ne puisse plus franchir le seuil de leur porte. J’ai du mal à me rendre compte de ce que c’est vraiment que de vivre dans de telles conditions.
— Il la battait. Peut-être s’en prenait-il aussi aux enfants. Mais aucun d’entre eux n’a jamais porté plainte.
— Le garçon avait l’air tout à fait normal. Bien élevé, en plus.
— Les enfants apprennent à survivre.
Wallander pensa un instant à sa jeunesse et à celle qu’il avait offerte à Linda. Il se leva.
— Je pense que je vais essayer de trouver cette fille. Louise Fredman. Dès demain, si possible. Je suis persuadé qu’elle n’est pas du tout en voyage.
Il retourna à son bureau et prit un café au passage. Il faillit entrer en collision avec Norén et se rappela les photos qu’il lui avait demandé de prendre des gens qui se pressaient derrière les barrières pour regarder le travail de la police.
— J’ai donné les pellicules à Nyberg, dit Norén. Mais je ne suis pas un très bon photographe.
— Tu crois qu’il y en a ici, des bons photographes ? répondit Wallander, en essayant de ne pas se montrer désagréable.
Il entra dans son bureau et referma la porte. Il resta un moment devant son téléphone avant d’appeler le centre de contrôle des véhicules pour prendre un nouveau rendez-vous. Comme la date proposée était en plein milieu des vacances qu’il comptait passer avec Baiba à Skagen, il se mit en colère. Quand il eut expliqué à son interlocutrice toutes les horreurs qu’il était en train de résoudre, elle lui trouva un créneau dans une tranche horaire réservée. Il se demanda, sans poser la question à haute voix, pour qui ce rendez-vous avait été prévu. Après avoir raccroché, il décida de laver son linge le soir même. Et s’il n’y avait pas d’heure libre dans la buanderie de son immeuble, il s’inscrirait sur la liste.
Le téléphone sonna. C’était Nyberg.
— Tu avais raison, dit-il. Les empreintes digitales sur ce papier taché de sang que tu as trouvé derrière le baraquement de cantonnier sont les mêmes que sur l’exemplaire déchiré de Superman. Il n’y a plus de raison de douter, c’est bel et bien le même individu. Dans une heure ou deux, nous saurons s’il y a un lien avec la camionnette pleine de sang de Sturup. Nous essayons aussi de trouver des empreintes digitales sur le visage de Björn Fredman.
— Et ça marche ?
— Si quelqu’un lui a versé de l’acide sur les pupilles, il a utilisé sa main pour lui tenir les yeux ouverts. Plutôt désagréable d’y penser. Mais c’est vrai. Avec un peu de chance, nous trouverons des empreintes digitales sur ses paupières.
— Heureusement que les gens n’entendent pas ce qu’on dit, remarqua Wallander.
— Au contraire, objecta Nyberg. S’ils nous entendaient, peut-être serions-nous mieux considérés, nous qui essayons de garder cette société propre.
— L’ampoule. La lampe en panne près du portail du jardin de Wetterstedt.
— J’allais justement y venir. Tu avais raison, là aussi. Nous avons trouvé des empreintes digitales.
Wallander se redressa sur son siège. Son découragement s’était envolé. Il sentait son énergie revenir. L’enquête semblait avancer.
— Est-ce qu’il est dans nos archives ?
— Malheureusement non, dit Nyberg. Mais j’ai demandé au fichier central de vérifier encore une fois.
— Partons quand même de ton point de vue. Nous avons donc affaire à quelqu’un qui n’a jamais été arrêté auparavant.
— C’est probable.
— Fais contrôler ses empreintes par Interpol. Et Europol aussi. Demande que ce soit fait en priorité. Explique qu’il s’agit d’un tueur en série.
Nyberg promit de le faire. Wallander reposa le combiné et décrocha aussitôt. Il demanda à la standardiste de chercher à joindre Mats Ekholm. Elle le rappela pour lui dire qu’Ekholm était sorti déjeuner.
— Où ? demanda Wallander.
— Il me semble qu’il a parlé du Continental.
— Appelle-le là-bas, dit Wallander. Et demande-lui de venir ici le plus vite possible.
Il était quatorze heures trente quand Ekholm frappa à sa porte. Wallander parlait au téléphone avec Per Åkeson. Il indiqua le fauteuil à Ekholm et l’invita à s’asseoir. Wallander ne raccrocha qu’après avoir convaincu un Åkeson sceptique qu’un groupe plus étoffé n’améliorerait rien à court terme dans cette enquête. Åkeson finit par céder, et ils décidèrent de repousser cette décision de quelques jours.
Wallander se renfonça dans son fauteuil en croisant ses bras derrière la nuque. Il confirma à Ekholm que les empreintes digitales étaient les mêmes.
— Les empreintes que nous allons trouver sur le corps de Björn Fredman seront aussi les mêmes. Ce n’est plus la peine de supposer ou d’avoir des intuitions. Nous savons maintenant que nous avons affaire à un seul et même meurtrier. La question, c’est de l’identifier.
— J’ai réfléchi aux yeux, dit Ekholm. Dans tous les cas dont nous disposons, c’est, après les organes sexuels, le plus souvent sur les yeux que s’exercent les vengeances finales.
— Ce qui veut dire ?
— Ça veut dire simplement qu’on commence rarement par arracher les yeux à quelqu’un. On finit par ça.
Wallander lui fit signe de continuer.
— On peut partir de deux points de vue, dit Ekholm. On peut se demander pourquoi c’est justement Björn Fredman qui a eu les yeux brûlés à l’acide. On peut aussi inverser la question et se demander pourquoi les deux autres n’ont rien eu aux yeux.
— Et quelle est ta réponse ?
Ekholm leva les mains en signe d’impuissance.
— Je n’en ai pas. Quand on parle de psychologie, et particulièrement celle de gens perturbés, malades, de personnes qui ont un rapport mental perturbé avec le monde, on est dans un domaine où il n’existe pas de réponses absolues.
Ekholm semblait attendre un commentaire. Mais Wallander hocha la tête négativement.
— J’entrevois une sorte de schéma, poursuivit Ekholm. Celui qui a agi ainsi a choisi ses victimes dès le départ. Il existe une raison fondamentale à tout cela. Le meurtrier a une relation quelconque avec ces gens-là. Il n’a pas besoin de les avoir connus personnellement. Ça peut être une relation symbolique. Sauf pour Björn Fredman. Là, je suis tout à fait convaincu, autant qu’on peut l’être : les yeux montrent que le meurtrier connaissait sa victime. Il y a beaucoup de chances pour qu’il en ait été très proche.
Wallander se pencha en avant et regarda Ekholm dans les yeux.
— Proche à quel point ? demanda-t-il.
— Ils peuvent avoir été amis. Collègues. Rivaux.
— Et il s’est passé quelque chose ?
— Il s’est passé quelque chose. En réalité ou dans l’imagination du meurtrier.
Wallander tenta d’évaluer ce que les remarques d’Ekholm pouvaient apporter à l’enquête. Mais il n’était pas convaincu.
— En d’autres termes, il faut nous concentrer sur Björn Fredman, dit-il après avoir réfléchi.
— C’est une possibilité.
Wallander commençait à s’irriter de cette manière qu’avait Ekholm de fuir tous les points de vue affirmés. Cela l’énervait même s’il comprenait que celui-ci avait raison de laisser ouvertes la plupart des portes.
— Mets-toi à ma place, dit Wallander. Je te promets de ne pas te citer. Ni de t’accuser si tu as tort. Mais qu’est-ce que tu ferais ?
La réponse d’Ekholm vint aussitôt.
— Je me concentrerais sur la vie de Björn Fredman. Mais je garderais les yeux ouverts sur le reste et je jetterais souvent un coup d’œil en arrière.
Wallander hocha la tête. Il avait compris.
— Quel type d’homme sommes-nous en train de chercher, finalement ?
Ekholm chassa une abeille qui était entrée par la fenêtre.
— Les conclusions immédiates, tu peux les tirer toi-même. C’est un homme. Il est apparemment fort. Il a un sens pratique, il est précis et il n’a pas peur du sang.
— Et il n’est pas dans le fichier des criminels, ajouta Wallander. Vraisemblablement, c’est la première fois qu’il tue.
— Cela me renforce dans l’idée qu’il mène une vie tout à fait normale. Son moi psychotique, sa dualité mentale sont bien cachés. Il est capable de s’asseoir pour déjeuner avec les scalps dans la poche et de manger de bon appétit. Si tu vois ce que je veux dire.
— Donc, nous n’avons que deux façons de lui mettre la main dessus. Soit nous le prenons en flagrant délit. Soit nous avons un indice où son nom apparaît de manière évidente, comme en lettres de feu.
— C’est à peu près ça. Votre tâche est donc difficile.
Ekholm allait partir quand Wallander lui posa, une dernière question.
— Est-ce qu’il va frapper encore une fois ?
— C’est peut-être fini. Björn Fredman et ses yeux en point final.
— Tu y crois ?
— Non. Il va frapper à nouveau. Ce que nous avons vu jusqu’à présent n’est sans doute que le début d’une longue série.
Resté seul, Wallander prit sa veste pour chasser l’abeille. Puis il alla s’asseoir et ferma les yeux, en repensant aux paroles d’Ekholm. À seize heures, il se leva et alla chercher un autre café. Puis il gagna la salle de réunion où les autres l’attendaient.
Il demanda à Ekholm de répéter tout ce qu’il lui avait dit. Après sa déclaration, il y eut un long silence. Wallander laissa le silence se prolonger : il savait que chacun tentait de mesurer l’impact de ce qu’il venait d’apprendre. D’abord, chacun fait sa mise au point individuelle, puis nous confrontons nos pensées, se dit-il.
Ils étaient tous d’accord avec Ekholm. Il fallait se concentrer sur la vie de Björn Fredman. Sans oublier de regarder derrière soi.
Ils conclurent la réunion en définissant l’étape suivante de l’enquête et se séparèrent peu après dix-huit heures. Le seul à quitter le commissariat fut Martinsson. Il devait aller chercher ses enfants. Les autres retournèrent au travail.
Wallander alla à sa fenêtre.
Quelque chose continuait de l’inquiéter.
L’idée qu’il était malgré tout sur une fausse piste.
Qu’est-ce qu’il ne voyait pas ?
Il se retourna et regarda dans son bureau comme s’il était entré un visiteur invisible.
C’est comme ça, se dit-il. Je poursuis un fantôme. Alors que je devrais rechercher un être vivant. Qui se trouve peut-être chaque fois dans un endroit différent de celui où je regarde.
Il demeura dans son bureau à étudier le dossier jusqu’à minuit.
Ce n’est que lorsqu’il quitta le commissariat qu’il se rappela le tas de linge sale resté sur le sol de son appartement.